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Carré Pointu

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Il y a très très longtemps, la boule sur laquelle nous marchons était si minuscule qu’il était impossible pour n’importe qui de se déplacer en mettant un pied devant l’autre. Comme cette boule roulait depuis toujours à toute vitesse sur elle-même, elle était aussi lisse qu’une boule de pétanque.

A cette époque de miniatures les voitures comme les bicyclettes à deux roues, les animaux comme les humains à deux pattes même les jouets, tous étaient des tous riquiquis. Si quelqu’un avait eu l’idée de regarder cette drôle de boule avec ses lunettes posées bien en face des yeux ou alors avec des jumelles, il n’aurait strictement rien vu ou juste un grain de poussière.

Tout cela aurait été sans importance, s’il n’y avait pas eu cet accident qui était arrivé un certain jour même pas indiqué dans le calendrier, ni inscrit dans l’agenda. C’est seulement parce que la police du monde de l’espace l’a noté dans un grand cahier, qu’on peut affirmer qu’il faisait encore assez sombre, pas totalement noir, au moment où l’instant qui a tout chamboulé s’est présenté. Lors de cette fameuse nuit, beaucoup d’étoiles n’étaient pas sorties de chez elles pour aller travailler sur le balcon du ciel. Certaines ne se sentaient pas en forme parce qu’elles avaient pris froid et elles devaient sans cesse se moucher pour dégager le rhume qui occupait toutes leurs branches. D’autres étoiles se plaignaient depuis un certain temps que personne ne les regardait. De plus, les routes étaient très glissantes dans tout l’univers à cause d’une nouvelle dispute orageuse entre la pluie et le soleil. Le soleil se montrait très fâché d’avoir été mouillé par la pluie qui avait versé ses gouttes pour la millième fois n’importe où et avait éclaboussé même le visage du soleil. Pour sécher ses pantalons et sa veste, le soleil avait retourné ses rayons vers lui-même et la pluie rieuse et moqueuse avait gelé, par vengeance, toutes les surfaces que le soleil n’éclairait plus. 

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Très contente de voir le soleil enquiquiné par la pluie, la lune se réjouissait de retrouver plus tôt, grâce aux glissades que permettaient les routes gelées, les grains de poussière auprès de qui elle se rendait chaque soir pour leur conter une histoire avant qu’ils ne s’endorment. Constatant qu’il était déjà 19.00 heures, la lune enfila son manteau, ferma à clé sa maison et mains dans les poches se mit à rouler à toute vitesse vers ses amis. Pour s’éclairer, puisque le soleil refusait de se montrer, elle rassembla les gouttes qui tombaient de sa chevelure et fabriqua avec celles-ci une forme de torche qui chassait le noir de la nuit. Malgré cet éclairage, la lune ne put éviter le trou noir que la colère du soleil avait creusé dans l’univers. Elle essaya en toute urgence de freiner sa course, mais la glace était trop lisse pour qu’elle puisse s’accrocher quelque part.  Énervée, vexée d’être prise à son tour au piège de la pluie, la lune se mit à rebondir dans tous les sens et à force de bougiller ainsi, elle tomba dans le trou noir. Sans plus aucun repère, prenant encore de la vitesse et craignant même de se casser la tête qui contenait toutes ses lumières, la lune pensa que sa dernière heure était arrivée. Affolée et triste en même temps, elle entendit à peine le son sec du bruit provoqué par son crâne heurtant violemment une surface dure. Étourdie par l’effet du choc, elle crût qu’elle venait d’arriver à la maison des mignons de poussière. Avant de sonner à leur porte, se sentant ébouriffée, et souhaitant se présenter belle, elle voulut se recoiffer et défroisser sa robe en la réajustant tout bien contre elle. C’est juste à ce moment-là, qu’une voix tonitruante, ulcérée lui mordit ses oreilles comme si on souhaitait les lui arracher.

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  • Ça ne va pas non ! Vous êtes malade ou bien idiote ! Mais pour qui vous vous prenez ? Vous pensez être une reine ou une star, saperlipopette ! Vous allez de suite déchanter.

Et puis un vrai silence glacial, plus rien d’autre, juste la lune et son mal de tête à cause de la collision et surtout des paroles entendues dans ce noir plus que noir. Terrifiée, la lune s’enroula sur elle-même pour retrouver un peu de courage et présenter sa meilleure face. Reprise en mains, elle osa, timidement, demander :

  • Mais vous êtes qui ?
  • Quoi ? Elle ne me reconnaît pas ? Je parie qu’elle ne sait même pas que je me nomme Madame Atchinga. Et, en plus, m’abîmer mon chapeau : c’est juste un crime. Et j’espère pour toi que je ne verrai pas d’autres dégâts quand le soleil aura fini de bouder. Quel enfant celui-là ! Oh, mais qu’est-ce qu’il m’arrive encore maintenant ? J’ai l’impression de gonfler ! Et ne t’avise pas de t’échapper maintenant !

Impressionnée par la situation, la lune pensa bien faire lorsqu’elle indiqua à Madame Atchinga - parce que manifestement il s’agissait d’une dame -  qu’en effet, elle devenait de plus en plus grosse, comme boursouflée et qu’en plus une sorte de bosse, presque pas très grande, comme une petite montagne, était apparue là où auparavant se tenait son chapeau.

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Entendant cela, Madame Atchinga se mit à crier son malheur avec une telle force qu’elle enfla encore plus. La lune craignit que si cela continuait ainsi, bientôt la boule Atchinga éclaterait. On risquerait alors de la rendre, elle la lune, responsable de ce malheur, avec, pour conséquence, la prison pour punition.

La boule se retourna sur elle-même à la recherche de son chapeau afin qu’en le remettant, personne ne puisse voir les horreurs causées par cette tête en l’air de lune. Saisissant l’occasion et parce que Madame Atchinga se plaignait en plus de douleurs, la lune proposa de partir à la recherche du chapeau pour l’obliger à reprendre son travail. Cela terminé, elle s’occuperait, promit-elle, immédiatement et sans condition, de réparer les dégâts de cette pauvre boule Atchinga. Quelques instants plus tard, la lune convainquit le chapeau de revenir orner la tête de sa maîtresse. Même, si ce couvre-chef trouvait plaisant de naviguer à sa guise dans l’univers, il accepta de reprendre sa place lorsqu’il entendit la liste des punitions et des amendes prévues s’il osait ne pas répondre aux ordres donnés. Ceci fait, la lune expliqua à Madame Atchinga qu’elle disposait d’un manuel dans lequel toutes les situations urgentes et impossibles sont décrites. Non seulement, elle était certaine que la situation qui les préoccupait toutes les deux maintenant serait mentionnée, mais en plus, des solutions pratiques et qui réussissent toujours étaient indiquées pour chaque cas.

La lune sortit ce livre incroyable de son sac à dos et commença à le consulter. Malheureusement, elle dut constater rapidement qu’il avait perdu la moitié de ses pages. En effet, sa première page indiquait qu’il n’était pas possible d’utiliser, plus d’une fois, une recette inscrite dans le livre pour réparer les bêtises. Comme la lune était particulièrement étourdie et malhabile, beaucoup de ruses avaient déjà été employées et la poudre de perlimpinpin , le remède miracle, ne servait à rien dans ces circonstances. Impatiente, Madame Atchinga demanda pourquoi cela prenait tellement de temps pour trouver cette solution. Déboussolée, la lune répliqua qu’il fallait d’abord que tous les habitants vivant sur Atchinga, qui étaient nombreux heureusement, car cela était signe de richesse, donc, que ces habitants se remettent des émotions liées à cette petite bousculade. D’ailleurs, ils semblaient reprendre leur vie, là où ils l’avaient laissée tomber. Mais, petit à petit, au fur et à mesure que leur esprit retrouvait leur caboche, les résidents d’Atchinga constatèrent que leurs déplacements étaient beaucoup plus simples et agréables depuis que leur boule avait gonflé. Plus personne ne marchait sur les pieds de personne, ce qui permettait de voir loin à la ronde. Les lunettes spéciales, obligatoirement portées jour et nuit pour mesurer et se mettre à bonne distance, afin de ne pas se comporter comme la lune, ne servaient à plus rien. Même la bosse, apparue tout là-haut où trônait le chapeau, devenait une attraction que chacun voulait visiter et prendre en photo. Bref, la vie semblait beaucoup plus détendue. Forts de ce constat, ils envoyèrent un message à Madame Atchinga pour la supplier de ne plus rien changer à cette nouvelle situation. Ce n’était pas le souhait de cette dernière, qu’un tel remue-ménage permette l’encanaillement, voire même la révolution. Rouge de colère, elle demanda à chacun de se calmer et de se regrouper au centre d’elle-même. Dans une même explosion d’impatience, la lune fut sermonnée et trois secondes lui furent encore accordées pour qu’elle résolve à jamais la situation et reparte immédiatement, non plus en glissade mais, au pas, dans l’immense étendue du cosmos.

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Désespérée, la lune se mit à pleurer. Ses larmes ruisselaient sur tout son visage, noyaient et faisaient bourdonner ses oreilles. C’est pourquoi, elle n’entendit pas tout de suite une voix douce qui semblait venir de nulle part. Mais en se concentrant mieux, la lune perçut que quelqu’un lui expliquait que si elle le souhaitait, elle pourrait peut-être l’aider à trouver une solution pour résoudre la colère de Madame Atchinga. La lune s’empressa d’accepter la suggestion de cette larme qui avait dévié sa trajectoire pour venir lui souffler cela dans son oreille gauche. Épuisée par tant de difficultés et d’émotions, la lune bailla en se balançant de gauche à droite et d’avant en arrière, avant de s’endormir au milieu des galaxies.

Lorsque la sonnette du réveil retentit, il était déjà quatre heures. Aline se réveilla de sa sieste, la joue mouillée. Sur la couverture de son lit, le soleil dessinait un drôle d’animal. Ses yeux encore pleins de rêves, elle eut de la peine à deviner de quelle bestiole il s’agissait, d’autant plus qu’elle ne semblait pas posséder de pattes, encore moins de queue, même pas une bouche, tout juste des angles presque tous identiques. Elle remarqua alors que cette tâche dessinée par le soleil ressemblait beaucoup à un carré, qui à force de jouer avec ses angles et de les étirer s’était transformé en carré pointu.

 

 

Texte : Gérard Genoud

                                            Illustrations : Laure Bernard

Relecture : Susan Joyet